Françoise JAUNIN
Critique d’art.

 C’est le vide qui fait vivre le trait

« L’acte, le fait de tracer des traits, c’est tellement la vie ! C’est être immergé dans l’instant présent, complètement concentré sur la trace qui s’invente en se faisant, sans regarder d’où elle vient ni où elle va. La voir se conjuguer avec une autre. Et surtout avec le vide : c’est le vide qui fait vivre le trait ». 

Au coeur du vieux bourg, tout près du lac où il aime, du dehors comme du dedans, à contempler longuement l’eau, le ciel, les arbres et les canards, un escalier extérieur grimpe à l’étage. C’est là que Bernard-Henri Desrousseaux a jeté l’ancre et posé ses grands rouleaux de papier, ses pinceaux et ses crayons, ses encres et ses pigments. Là qu’il trace en grand format les sténogrammes de ses émotions, les sismographies de ses souvenirs et le vibrant tissu de paradoxes de ses réflexions, questionnements et remises en question. Là aussi qu’à l’enseigne de l’école-atelier Trace, il reçoit ses élèves à qui il ne cherche pas tant à apprendre la peinture qu’à les épauler dans la quête d’un « chemin rhizomatique qui leur offre des ouvertures ».

Rhizome : le mot est lâché ! Il revient régulièrement dans sa bouche parce qu’il correspond bien à son mode de fonctionnement procédant par thèmes, variations et prolifération en réseaux, se constituant de proche en proche, un trait en appelant un autre, puis un autre et un autre encore, dans un processus de transformation continuelle et d’ouverture permanente à d’autres possibles et d’inattendus devenirs. Sans préméditation et sans vrai début ni fin. Avec des zones muettes où des rhizomes invisibles se ramifient par en-dessous, d’autres qui apparaissent innervées ou hachurées de noirs plus ou moins denses ou fluides, et d’autres encore qui, comme des palimpsestes à demi effacés, laissent deviner leurs couches profondes. Il a longtemps cherché et expérimenté ses gestes, ses outils et ses matériaux : la toile ou le papier, la peinture ou le dessin, le gras ou le maigre, l’accidentel et ce qui ne l’est pas, ce qu’on montre et ce qu’on cache… Il a désormais trouvé son langage personnel : le papier qui « boit » plutôt que la toile moins réactive ; le trait qui griffonne ses errances tout en légèreté sur la page plutôt que la tache qui couvre et occupe un territoire ; une forme de dessin peint qui n’est ni tout à fait dessin ni complètement peinture, mais participe des deux à la fois ; et une méditation instinctive et émotionnelle qui n’est ni une marche à l’étoile ni une écriture automatique, mais une aventure qui s’improvise en direct. Pour autant, son travail n’a jamais abandonné son côté laboratoire perpétuel ni sa philosophie d’éternel work in progress, pas plus que son état de perpétuel inachèvement.

Il a trouvé ses rythmes de travail aussi, avec ses deux tempi : adagio et presto. D’abord la longue phase contemplative qui peut se faire en marchant, en s‘immergeant dans la nature ou en écoutant de la musique (beaucoup de John Cage en ce moment). Elle permet de faire le vide en soi pour se donner intérieurement de la place pour songer. Et de l’autre le passage à l’acte qui, dans une imprégnation totale et comme sous hypnose, se fait à la fois zen et fulgurante, fusionnant le faire et la méditation. Le seul son autorisé est alors celui du frottement du bâton de fusain ou le chuintement léger du pinceau humide sur le papier. Mais dès que la tension retombe, c’est fini, il faut poser le pinceau. Car pour que l’exercice conserve cette énergie et cette épaisseur existentielle, il faut laisser le moins de place possible au repentir. Pas de correction ou de tentative d’amélioration après coup. Ca passe ou ça casse.

Abstraction ou figuration ? C’est d’abord une histoire de geste. « Il y a ces choses qu’on a en soi et dont on ne souvient pas, mais qui remontent soudain par le geste». Il aime raconter des histoires. Mais pas celles qui s’imagent et s’illustrent à travers les figures du réel. Pas même celles que suggèrent des ombres ou laissent deviner des silhouettes. Des histoires de lignes, de vide, de distance entre les choses, de traits qui partent à l’aventure, d’énergies qui jaillissent on ne sait trop d’où, de blancs qui s’effondrent ou de noirs qui griffent nerveusement ou caressent rêveusement. De lignes qui se cherchent et de trames qui se délitent. De griffonnements et de crachotis ténus. De traces incertaines, de tournoiements obstinés, de silences et de murmures. De pulsions graphologiques sans paroles prises dans des mouvements oscillatoires et contradictoires d’apparition et de recouvrement, d’émergence et d’effacement. Le trait peut vous mettre à découvert, presque à nu : l’exercice est si intime ! Il faut élaguer, épurer, ne garder que le minimum essentiel. Car « ce sont les vides dont on a le plus besoin… ». Mais des vides dont on devine les couches profondes, pas juste des blancs sans qualité, des absences stériles, des trous béants, l’important étant d’aller vers le plus grand dénuement sans perdre la tension ni la substance profonde.            « J’aimerais travailler des visages, médite-t-il parfois. La figuration m’intrigue. Mais devant une peinture figurative, ce qui m’intéresse avant tout, c’est l’idée qui s’en dégage. Cela peut être très mystérieux et se lire par exemple dans l’importance donnée à la distance séparant les formes ». Pour leur force et leur densité, les figures inversées de Baselitz l’intéressent, mais à distance, comme venues d’une planète opposée à la sienne. Les grandes gouaches subtiles de Bram van Velde le touchent de bien plus près avec leur chromatisme imprégné de lumière du Nord et leurs souples architectures qui se font et se défont, toujours au bord du déséquilibre et de l’effondrement. Figuratif ou non, l’essentiel n’est pas là, il est dans le dépassement du visible. Pour toucher à ce qui est audelà et qui est de l’ordre du mental et du métaphysique, portant son regard sur le monde entre l’éternel émerveillement et les doutes lancinants qui ne l’ont jamais quitté.

Et la couleur ? Tout chimiste coloriste qu’il soit de par sa formation première, il n’en ressent pas l’absolue nécessité. De son premier métier, il a gardé un savoir-faire et un amour gourmand pour l’exploration des matières. Mais la couleur relève d’un autre univers que le sien : un monde de surfaces, d’intensités, d’accords ou de frottements. Aurait-il peur de ses séductions? Peut-être un peu, mais après tout, le trait aussi peut se faire charmeur. Surtout quand il cède au piège de la démonstration de virtuosités flatteuses qui ne sont au service que de leurs propres effets. Mais il en connaît les dangers et sait les éviter. Pour la couleur, il se contente ici ou là de parcimonieuse coulures vert d’eau, d’un gribouillis jaune soufré, d’une éclaboussure liquide de bleu turquoise ou d’un jus de lavis à peine teinté pour ponctuer ses histoires nommées Jardins, Ciels, Rues du Paradis ou Plans d’évasion… Quant à l’oeuvre du grand Cy Twombly, il ne l’a découverte que très récemment. Elle lui est entrée dedans comme un coup de poing à l’estomac et un ébranlement de l’âme. L’Américain de Rome n’accordait les entretiens qu’au compte-gouttes et ses commentaires sur son travail sont quasi inexistants. « Tout est dit dans la peinture », se bornait-il à dire. Mais l’une de ses citations rarissimes est devenue culte : « Chaque trait est habité par sa propre histoire dont il est l’expérience présente ; il n’explique pas, il est l’événement de sa propre matérialisation ». Quelques mots laconiques, si justes et si forts qu’ils valent tous les longs discours et suffisent à résumer la nécessité existentielle qui porte l’oeuvre. Ces mots, Bernard-Henri Desrousseaux aurait pu les prononcer. Non pas pour l’arrière-plan complexe et tissé de mythologie, de relations à l’histoire de l’art et de liens entre l’Europe et l’Amérique qui fait l’humus de l’oeuvre de Twombly et qui n’appartient qu’à elle, mais pour la charge existentielle de son aventure à lui. Pour la liberté cursive de son écriture qui scrute et déchiffre au-delà du visible. Et pour son goût du peu, du vide, de l’intime et des mille murmures qui s’arrêtent au bord des mots. Comme lui, Desrousseaux se tient sur la brèche de l’acte créateur: car ce qui coule, se diffuse et se ramifie sur la toile ou le papier, c’est d’abord et avant tout le flux de son désir de peintre.